Soutenance de thèse de doctorat en écologie marine de Silvia De Cesare intitulée :
"Les bivalves filtreurs Astarte moerchi : modèle biologique pour l’étude des écosystèmes marins arctiques"
Jeudi 29 septembre 2016 à partir de 13h30
Lieu : Muséum National d'Histoire Naturelle, Amphithéâtre Rouelle (43 rue Cuvier, près du bâtiment de La Baleine, en face des wallabys)
Le jury sera composé de :
- Frédéric Olivier (Directeur de thèse, Professeur MNHN)
- Philippe Archambault (Examinateur, Professeur Université de Laval, Canada)
- Laurent Chauvaud (Examinateur, Directeur de recherche CNRS, LEMAR, Brest)
- Xavier De Montaudouin (Rapporteur, Professeur Université de Bordeaux)
- Réjean Tremblay (Rapporteur, Professeur Université de Québec à Rimouski)
Résumé :
Dans le contexte des changements climatiques, les écosystèmes marins arctiques sont confrontés à des modifications environnementales accélérés, dont les conséquences sur les communautés biotiques sont encore débattues. La diminution du couvert de glace, l’augmentation de la turbidité et des apports d’eau douce vont affecter les producteurs primaires arctiques, avec des effets en cascade sur un processus-clé de ces écosystèmes : la relation trophique entre producteurs primaires et consommateurs benthiques (à laquelle se réfère généralement l’expression « couplage pélagos-benthos »).
L’étude directe de ces interactions complexes n’est pas aisée dans ces milieux où les conditions d’accès sont difficiles et les suivis environnementaux rares. Le modèle biologique des bivalves filtreurs peut permettre de contourner ces problèmes en remplissant une fonction d’ « intermédiaire » pour la compréhension de ces processus écologiques. Parmi les avantages de ce modèle d’étude, il y a tout d’abord le fait que ces organismes enregistrent au sein de leur coquille, dans les couches de biocarbonates qu’ils sécrètent périodiquement, certaines dynamiques de leurs environnements abiotiques et biotiques. Les informations contenues dans ces « bioarchives » sont interprétées grâce aux méthodes de la sclérochronologie et de la sclérochimie et concernent une fenêtre temporelle correspondante à la vie des individus (pouvant aller, selon les espèces, de quelques années à plus que 500 ans pour Arctica islandica). Un autre avantage de ce modèle biologique est que, s’agissant d’organismes qui sont des consommateurs primaires, l’étude de leur régime alimentaire peut apporter des éléments sur la relation trophique avec les producteurs primaires. Avec les méthodes de l’écologie trophique, en particulier les acides gras et les isotopes stables, l’étude des tissus permet d’obtenir des informations sur les sources assimilées à l’échelle de quelques semaines/mois.
L’objectif général de cette thèse est de tester le potentiel des bivalves Astarte moerchi (complexe borealis) comme modèle biologique pour l’étude des écosystèmes marins arctiques. Pour ce faire, une approche couplée est utilisée combinant à la fois l’analyse de la coquille par les méthodes de la sclérochronologie et de la sclérochimie (ratios élémentaires) et l’analyse des tissus par les méthodes de l’écologie trophique (acides gras, isotopes stable du carbone et de l’azote, isotopes du carbone sur acides gras individuels). Deux populations actuelles d’Astarte moerchi ont été étudiées dans deux fjords présentant des caractéristiques environnementales contrastées : le Young Sound au Nord-Est du Groenland (considéré comme fjord « arctique », où les eaux sont libres de la glace seulement une centaine de jours par an) et le Kongsfjorden à l’Ouest de l’Archipel du Svalbard (considéré comme site « sub-arctique » en raison des courants chauds de l’Atlantique). L’étude des tissus d’A. moerchi a permis de mettre en évidence la plasticité trophique de cette espèce, avec des différences dans les sources d’alimentation de deux populations liées aux dynamiques locales de production primaire. En outre, les méthodes trophiques ont permis de montrer dans le régime alimentaire de ces bivalves des contributions des producteurs primaires benthiques (microphytobenthos et détritus macroalgaux), dont l’importance comme sources de carbone dans les milieux côtiers arctiques a été mise en évidence par des études récentes. L’étude de la coquille d’A. moerchi a permis de : a) corroborer l’hypothèse de la formation annuelle des stries de croissance, confirmant ainsi la longévité de cette espèce pouvant atteindre 150 ans ; b) montrer l’intérêt potentiel de l’étude des ratios élémentaires dans les biocarbonates et en particulier du ratio Barium sur Calcium (Ba/Ca), qui pourrait être relié aux efflorescences phytoplanctoniques et c) montrer que les conditions environnementales contrastées du site arctique et sub-arctique se traduisent dans des patrons de croissance coquillère différents. En outre, une étude exploratoire a été menée sur des spécimens d’A. moerchi de l’Holocène récoltés au Young Sound, permettant de mettre en évidence le potentiel de cette espèce pour la paléoécologie.
Des perspectives pour l’utilisation ultérieure de ce modèle en écologie sont discutées, en particulier la nécessité de calibrer les indicateurs sur cette espèce et la possibilité d’étudier ces bivalves, qui présentent une répartition géographique et bathymétrique large, dans d’autres écosystèmes marins arctiques. Pour conclure, une réflexion épistémologique est amorcée sur la spécificité du modèle biologique d’étude des bivalves filtreurs. En opposition à une notion plus classique d’ « organisme modèle » utilisée en biologie expérimentale, nous proposons que les bivalves filtreurs (à l’instar d’autres « bioarchives » comme les arbres, des coraux et des algues corallines) appartiennent à une catégorie de modèles biologiques qu’on pourrait qualifier « in situ » et qui semble être spécifique à la discipline écologique.